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Mandy Eklund sortit du métro à hauteur de la lre Rue et remonta l’Avenue À en direction de Tompkins Square Park. Les silhouettes anémiques des arbres du parc se découpaient sur le ciel sombre dans lequel se reflétaient déjà les premières lueurs de l’aube. Vénus, très basse à l’horizon, ne tarderait pas à disparaître.
Mandy serra son châle sur ses épaules, tentant vainement de se protéger de la morsure de l’air glacé du petit matin. Elle était un peu sonnée et ses pieds lui faisaient mal à chaque pas, mais elle ne regrettait rien. Quelle soirée au Club Pissoir ! Musique, boissons et danse à volonté. Toute l’agence Ford était là, ainsi qu’une nuée de photographes, des gens de Mademoiselle et de Cosmo, bref, tout le gratin de la mode. Elle n’en revenait toujours pas de tout le chemin qu’elle avait parcouru en si peu de temps. Quand on pense que six mois plus tôt, elle était encore esthéticienne chez Rodney’s à Bismark. Elle avait eu la chance de se trouver au bon endroit au bon moment. Quelqu’un l’avait remarquée et elle avait rejoint l’équipe de l’agence Ford où Eileen Ford elle-même l’avait prise sous son aile. Depuis, tout était allé très vite.
Son père l’appelait quasiment tous les jours. Lui qui n’avait jamais quitté sa ferme, la vie new-yorkaise devait lui sembler complètement irréelle. Mandy était parfaitement consciente qu’il se faisait un sang d’encre pour elle. Comme beaucoup de provinciaux, il était persuadé que New York était un lieu de perdition. Elle n’osait même pas penser à ce qu’il lui aurait dit si elle avait osé lui avouer qu’elle rentrait seule en pleine nuit. Il avait toujours voulu qu’elle fasse des études et elle n’était pas contre, mais on verrait plus tard. Pour l’instant, elle avait dix-huit ans et traversait un rêve. Elle eut un petit sourire attendri en pensant à son cher vieux papa poule qui se faisait tant de souci pour sa petite fille. Pour une fois, c’est elle qui allait l’appeler, pour lui faire la surprise.
Elle tourna dans la 7e Rue et longea la tache sombre du parc, surveillant les alentours du coin de l’œil pour ne pas se faire agresser. La criminalité avait beaucoup baissé à New York ces derniers temps, c’est vrai, mais il fallait tout de même faire attention. Elle fouilla dans son sac, cherchant le contact rassurant de la petite bombe lacrymogène qui ne la quittait jamais, attachée aux clés de son studio.
Quelques SDF dormaient, allongés sur des morceaux de carton, et un type en costume de velours râpé buvait en dodelinant de la tête, assis sur un banc. Une petite brise agitait les branches des sycomores, faisant bruisser les feuilles jaunissantes.
Elle aurait préféré habiter plus près du métro, c’est vrai, surtout qu’elle n’avait pas les moyens de rentrer chez elle en taxi. Pas encore, en tout cas. Elle avait plus d’un kilomètre à faire à pied, et ça n’était pas une partie de plaisir, surtout la nuit. Elle avait trouvé le quartier plutôt sympa dans un premier temps, mais elle avait de plus en plus de mal à s’y faire avec le recul. À terme, le coin finirait par s’embourgeoiser comme le reste de Manhattan, mais les choses ne bougeaient pas assez vite à son goût. Mandy se serait volontiers passée de ces squats minables et de ces immeubles sinistres, avec leurs fenêtres murées. Tant qu’à faire, elle aurait préféré vivre dans le quartier de Flatiron, ou même à Yorkville. La plupart des mannequins de chez Ford, en tout cas celles qui avaient le mieux réussi, habitaient là-bas.
Elle laissa le parc derrière elle et s’engagea dans l’Avenue C. Des immeubles en pierre de taille la toisaient de leurs façades austères, et le vent faisait danser les vieux papiers dans le caniveau avec un sifflement lugubre. Une odeur d’urine rance s’échappait des portes d’immeubles et Mandy était obligée de naviguer entre les crottes de chiens. C’est fou ce que les propriétaires de chiens sont dégoûtants, de nos jours. C’était la partie du trajet qu’elle détestait le plus.
Un peu plus loin sur le même trottoir, elle aperçut une silhouette venant à sa rencontre. Elle hésita à traverser avant de réaliser qu’il s’agissait d’un vieux monsieur avançant péniblement à l’aide d’une canne. Ce n’est qu’un peu avant de le croiser qu’elle remarqua son chapeau melon. Le vieil homme avançait tête baissée, et Mandy ne voyait que le dôme et les bords de son étrange couvre-chef. À part dans les vieux films en noir et blanc qu’on passait quelquefois à la télé, elle n’avait jamais vu personne avec un chapeau melon de sa vie. Elle se demanda ce que pouvait bien faire ce vieillard à une heure pareille, avec sa silhouette démodée et sa démarche hésitante. Sans doute un insomniaque. Elle avait entendu dire que beaucoup de personnes âgées se réveillaient en pleine nuit sans parvenir à retrouver le sommeil. Mandy se demanda si son père avait des insomnies.
Elle se trouvait presque à sa hauteur lorsque le vieil homme parut s’apercevoir de sa présence. Il leva la tête et souleva son chapeau pour la saluer. Mandy n’en revenait pas.
Le bras qui tenait le chapeau melon empêchait Mandy de distinguer le visage de l’homme. Elle n’apercevait que ses yeux, des yeux froids et alertes qui l’observaient attentivement. Il doit vraiment être insomniaque pour avoir l’air aussi éveillé à une heure pareille, se dit-elle.
— Bonsoir, mademoiselle, lui dit-il d’une voix chevrotante.
— Bonsoir, répondit-elle d’un ton dont elle aurait voulu gommer l’étonnement. C’était tellement rare que les gens se disent bonjour dans une ville comme New York. Mandy en était presque émue.
Au moment où ils se croisaient, elle sentit brusquement quelque chose s’enrouler autour de son cou à une vitesse terrifiante.
Elle tenta de se débattre, de crier, mais on lui appliquait sur le visage un chiffon humide tandis qu’une odeur épouvantable lui remplissait la bouche. Instinctivement, elle essaya de retenir sa respiration tout en cherchant dans son sac la bombe lacrymogène. Un coup sec lui fit lâcher prise et la bombe roula sur le trottoir. Elle se démenait tant bien que mal, pleurant de douleur et de peur, les poumons en feu. Puis elle suffoqua une dernière fois avant de sombrer dans l’inconscience.